Je n’étais pas venue ici depuis plus de quatre ans (35e voyage) ; ma santé, le covid et le coup d’état m’en avaient empêchée ; j’avais perdu un ami et voulais voir sa famille, savoir ce que devenaient les gens en particuliers ceux qui avaient participé à mon enquête, suivis par l’association, savoir si je serais libre de mes mouvements. Je savais que je ne pourrai pas sortir de Rangoon ; ailleurs, c’est la guerre.
A l’aéroport, il y a peu de monde et presque aucun avion. Je viens de lire que le Vice-ministre du tourisme invite les touristes russes à venir nombreux visiter le pays et leur accorde, pour cette année encore, une exemption de visa. Mais qui voudrait venir dans un pays en guerre ?
Mon hôtel, Grand Galaxy, est bien situé, à un kilomètre du marché et près de ma maison de thé préférée, Lucky Seven, 49e rue. Je file au marché. Il est en partie fermé mais ceux qui veulent garder leur boutique doivent rester ouverts sous peine de saisie. Je retrouve les commerçants à qui j’achetais pour l’association. Ils disent survivre, qu’il n’y a rien à vendre et personne pour acheter. Devant le marché, des enfants vont pieds-nus, un sac de riz sur l’épaule ; plus d’école. Ils arpentent les rues du centre pour récupérer des bouteilles et les revendre le soir pour 20 ou 50 cents. Au premier étage du marché, je retrouve un ami, vendeur de bric à brac. Il est le seul stand de l’étage encore ouvert ! Il survit encore me dit-il.
Dans une interview donnée en mars 2024 à l’agence TASS, le chef de la junte, Min Aung Hlaing déclarait avoir relancé l‘économie qui avait stagné pendant la durée du gouvernement LND. Mais depuis le coup d’état, l’inflation importante est devenue galopante, causée en partie par la chute du Kyat et l’augmentation des produits importés. La junte manque de devises et a pris des mesures pour limiter les importations et réglementer le travail des migrants dont les revenus doivent transiter par les circuits officiels. Certains prix ont été multipliés par six, rendant la vie encore plus précaire.
La rue Anawratha est assourdissante de tous les générateurs. Le prix de l’électricité a été augmenté et le chef de la junte reconnait que le pays ne fournit pas la moitié de la demande nationale d’électricité. L’hôtel Strand est fermé, le Traders aussi ! Aucun touriste ! Il y a beaucoup de barricades partout, mises sur le côté le matin ; il est interdit de s’arrêter devant les bâtiments officiels ou résidences de militaires, pompiers…
A Dalla, de l’autre côté du fleuve, je voudrais retrouver Ko Maung un jeune que je connais. Une sorte de jeu de piste qui me fera pratiquer le birman, rencontrer des gens, voir le coin. De l’embarcadère, je vois le pont en construction qui va rejoindre Dalla et fera bientôt grimper les prix de l’immobilier. C’est un projet entre la Birmanie et la Corée du Sud. Pour le moment, la quasi-totalité des terrains sont sous l’eau plus 6 mois de l’année. Il n’y a ni électricité ni eau potable et habitent là les familles qui n’ont pas les moyens de vivre ailleurs. Les maisons ont les pieds dans l’eau et les ordures s’entassent le long des routes. Dalla petit village tranquille il y a vingt ans est devenu un bidonville, les pieds dans l’eau et les ordures où l’accès à l’eau courante et l’électricité ne sont pas au programme. Région touchée de plein fouet par le cyclone Nargis en 2008 qui a fait 140 000 morts, elle est pourtant si près du centre-ville que le projet de pont la reliant au centre de Rangoon laisse entrevoir l’appétit sans fin des hommes d’affaires et la prochaine réquisition des terrains squattés.
Sur un portail en passant, je vois le papier collé demandant aux habitants de la maison d’inscrire leur nombre. C’est le recensement en vue des élections prévues par la junte en 2025. Mais qui voudra aller voter alors que les précédentes élections ont mené au coup-d’état ! Le seul parti pour lequel les gens ont voté est la Ligue Nationale pour la Démocratie et il a été interdit.
A Dalla, je cherche Ko Maung, chauffeur de trishaw. On m’amène à Maung Maung, un autre chauffeur. En Birmanie, beaucoup de gens ont le même nom puisqu’il dépend du jour de naissance et qu’il est donné par l’astrologue. Moi, par exemple, née un vendredi, mon nom birman doit commencer par un T, c’est Than Than Nuu, le nom aussi d’une grande actrice des année 60. C’est pratique pour eux ; ils savent tout de quel jour est née la personne qu’ils rencontrent et ça peut être important par exemple si l’astrologue leur a dit de se méfier des gens nés un vendredi…
La traversée coûte 300 Kyats pour eux, 2000 pour moi, et 300 Kyats de plus si l’on veut une chaise en plastique. Il n’y a plus de fonctionnaire pour enregistrer mon passeport et mon visa. Maung Maung me propose de chercher Ko Maung. Nous sillonnons le quartier du marché. Il a 39 ans et 5 enfants mais il se cache quand les recruteurs patrouillent. Les chauffeurs de trishaw sont des proies faciles, peu instruits, souvent sans papiers toujours dans les rues et soumis à toutes sortes de contrôles. Il squatte un terrain comme tous ses voisins. Malgré cela, je suis invitée à déjeuner ; mais comment manger et surtout boire l’eau de l’étang, où arrivent tous les déchets du quartier ? Nous passons devant l’hôpital, théoriquement gratuit mais, me dit-il, si tu ne donnes pas un billet à l’infirmière, elle ne viendra pas dans la chambre, c’est comme ça !
Dalla est une zone inondable, comme tout le delta de l’Irrawaddy. La région a été très touchée par le cyclone Nargis en mai 2008 qui a fait 140 000 morts dans le pays ; et les cyclones sont maintenant plus fréquents, Mocha, le 14 mai 2023, Yagui le 14 septembre 2024 et à chaque fois, les maisons bancales sont détruites, les toits emportés et les gens un peu plus précarises.
L’idée me vient de reprendre les actions de l’association : les distributions de graines de légumes et celle de grandes jarres en terre fabriquées dans le village voisin (50 euros pour les plus grandes). Le don d’une jarre pourrait se faire en échange de l’engagement à trier les déchets et faire un compost. Et en mobilisant les sympathisants de l‘association, je pourrai peut-être faire un peu mieux que seule.
Café sur la terrasse de l’hôtel au 7e étage. Chantiers à l’arrêt, circulation fluide : rien à voir avec ce que je connais de Rangoon. La débrouille refait surface : stand de nourriture, vente ambulante de tirelires, balais, toupies, récupérateurs de bouteilles en plastique vendues le soir pour 1 euro… Je rencontre un grand-père, derrière un pèse-personne ; il garde sa petite-fille et attend les clients. Mais qui pense à se peser ? Il me dit avoir parfois un revenu équivalent à 40 cents, parfois rien ! 29e rue, j’interroge les vendeurs de pièces détachées pour ordinateurs, électroménager… Du matin au soir, ils trient mais ne parviennent plus à en vivre. Les seuls qui tirent leur épingle du jeu sont ceux qui proposent de libérer des oiseaux, pour un meilleur karma. La précarité a beaucoup augmenté.
Je m’arrête 32e rue, chez Top Service, là où je faisais faire des tampons en caoutchouc pour l’association. Le stand est un simple placard fixé contre un immeuble de la rue, abrité de la pluie par un parasol. Je reste longtemps assise sur un tabouret à écouter ces gens qui disent tous les mêmes choses, la précarité de leur vie, la honte de ce que leur fait vivre leur gouvernement, et le sentiment d’être abandonnés par la communauté internationale. Devant la grande mosquée, fermée, c’est le vendeur d’huiles essentielles de fleurs qui me reconnait. Il n’a plus d’échoppe puisque la mosquée est fermée, et donc, plus de revenus ! Mais quoi faire ?
Je passe devant les guest-houses où je séjournais dans les premières années, fermées, le magasin de soie et coton da fabrication locale où j’avais croisé Aung San Suu Kyi et son fils, fermé ! La librairie de la 37e rue où je trouvais beaucoup de livres sur le pays, fermée ! Tout devient pesant, tout est bradé. On ne reste pas sur le marché pour gagner de l’argent mais pour survivre. On me salue, on me parle et je me sens à côté de la plaque ! Même à l’époque dure de la junte, la situation économique n’était pas aussi tendue, les gens aussi pauvres. La précarité est économique mais aussi sanitaire, tant au niveau de l’accès aux soins qu’à celui de l’eau. Elle est aussi politique, plus encore pour les plus pauvres, soumis à des contrôles incessants pour les enrôler dans l’armée.
Il m’aurait fallu deux jours de plus et surtout une carte bancaire qui fonctionne pour monter une petite action car, depuis mon départ, je suis bloquée dans tous mes paiements. Départ à l’aéroport à 4 heures du matin. Il faut passer une barricade avant l’aéroport ; pas beaucoup de monde mais ça prend du temps. Notre tour arrive, le soldat en charge doit avoir 15 ans et me demande de l’argent. Je pense ne pas comprendre mais il répète. Vu son âge, je le remets à sa place et la tentative ne va pas plus loin. J’attends l’avion au seul café ouvert, au son de la psalmodie d’un moine.
Petit point sur la situation dans le pays : Après les élections de 2021, les militaires ont refusé de reconnaitre les résultats et pris le pouvoir. Tous les membres du gouvernement ont été arrêtés, condamnés à de lourdes peines, jusqu’à 92 ans. Aung San Suu Kyi est en prison à Naypidaw sans droit de visite. La junte a accordé sa grâce à U Win Khin, ex-Ministre de l’électricité et de l’énergie souffrant de problèmes cardiaques ; il est décédé après avoir été admis en soins intensifs. Depuis le coup d’état, 103 prisonniers politiques sont morts en détention, dont 63 par manque de soins. Les Birmans pensent que c’est la stratégie de la junte pour éliminer les gens qui les gênent.
Après le coup d’état, les Birmans ont lancé un grand mouvement de désobéissance civique durement réprimé. Les jeunes, pour beaucoup, se sont enrôlés dans la lutte contre la junte, armées ethniques ou régionales. La junte a un soutien total de la Russie et surtout de la Chine qui a de lourds investissements et l’exploite de nombreuses ressources. Un sentiment anti-chinois grandit, la Chine utilisant le manque de liberté d’expression pour servir ses intérêts économiques et géopolitiques. Elle fait pression sur les groupes ethniques pour qu’ils arrêtent de combattre et cherche à reprendre les projets stoppés grâce à l’intervention de la société civile, comme le projet de barrage à Myitsone.
Les armées locales ou ethniques s’allient avec l’unique objectif de faire tomber la junte. L’intensification des frappes de la junte sur les civils a mené à de nouvelles sanctions de la part de l’Union européenne, du Royaume-Uni et du Canada, sans grand effet. L’armée de la junte perd du terrain et des hommes. On estime à 20 000 le nombre de soldats qui ont rejoint les armées luttant contre le gouvernement actuel. L’enrôlement des jeunes dans l’armée est obligatoire entre 18 et 35 ans. Ils ont donc le choix entre quitter le pays, s’engager dans les armées ethniques ou régionales luttant contre la junte ou se cacher.
L’armée de libération du peuple birman a lancé l’Opération 1027 et après avoir combattu dans les états Karen et Shan, s’apprête à intervenir dans d’autres régions. Plus la junte perd de terrain, plus sa répression est violente. Deux combattants d’une vingtaine d’année, obligés d’avouer sous la torture leur engagement contre la junte ont été exécutés dans la région de Magwe, brûlés vifs devant la population.